Petite chronologie de l’anoptique
Pour ceux qui ont lu mon livre ANOPTIKON, une exploration de l’internet invisible, échapper à la main de Darwin (Fyp édition 2019), et même pour ceux qui ne l’ont pas lu, voici un petit historique des acceptions du terme “anoptique”, avant que n’apparaisse le terme “anopticon” sous la plume de plusieurs auteurs, puis “anoptikon” sous la mienne.
1638 : L’abbé Nicéron, théologien, mathématicien, et géomètre, semble avoir inventé le terme “anoptique”. Au moins semble-t-il avoir été le premier à le coucher sur le papier dans son traité de “perspective curieuse”. Selon lui, une vision anoptique est une vision “vers le haut”, tandis qu’une vision catoptique est “vers le dessous”.
Nicéron est bien connu comme ayant produit un dispositif optique créant un effet visuel rappelant le Léviathan. Il a poursuivi ses recherches en France et en Italie dans un contexte culturel marqué par la dispute sanglante entre l’anglais Hobbes, auteur du Léviathan, auquel il prêtait un esprit, et du français Descartes, qui déniait l’existence du léviathan et a fortiori de son esprit. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que Nicéron (mort à 33 ans), ayant montré le principe constitutif du léviathan, n’ait eu qu’un succès limité en France. Cependant ses travaux ont été republiés et développés par d’autres pendant plus d’un siècle.
1870 : Vladimirovich Veshni͡akov publie un livre sur “l’économie des travaux scientifiques et esthétiques”. Il utilise le terme “anoptique” dans une sorte de tentative (qui semble délirante) de classification des artistes et des scientifiques. “Anoptique” semble être pour lui plus ou moins synonyme de “abstrait”. Un peu plus tard, Alphonse Bertillon (celui du bertillonage de sombre mémoire) a signalé l’ouvrage à la société d’anthropologie de Paris. Broca (celui de l’aire de Broca), qui avait aussi lu l’ouvrage, a répondu poliment à Bertillon, que c’était de la connerie. Merci à lui.
1885 : Le terme “anoptique” est utilisé dans un article d’optique paru dans la revue des sciences et de leurs applications pour désigner une sorte de faisceau virtuel utilisé dans des calculs de dioptrique (lentilles optiques).
1934 : l’auteur de science-fiction Isaac Asimov, dans son livre Marooned Off Vesta, utilise le mot “anopticon” pour désigner un outil imaginaire, dépourvu de toute optique, mais qui, paradoxalement, pouvait servir indifféremment de télescope ou de microscope, à l’aide de « champs de force ».
1952 : Dans un article paru dans la revue de psychologie, il est question de la partie anoptique de la rétine pour désigner celle qui n’est pas représentée corticalement (non reliée au nef optique) mais qui semble néanmoins photosensible.
1959 : Isaac Asimov développe un peu plus son idée d’anopticon dans son livre Anniversary.
1979 : Jean Luc Nancy parle dans son livre Ergo Sum, d’un “labyrinthe anoptique” et du “système anoptique du discours”
1983 : Dans un livre intitulé “Nouvelles découvertes dans la méca-esthétique générale et infinitésimale”, le lettriste Isidore Isou parle d’œuvres anoptiques (ou aphoniques) pour désigner des “œuvres inaudibles et imperceptibles par tous les moyens possibles ou impossibles”. Il hésite dans son livre entre “anoptique” et “aoptique” (un problème de correction ?).
1992 : Umberto Eco, dans “Il secondo diario minimo”, utilise le néologisme “anopticon” par opposition au “panopticon”, le modèle de prison totalitaire imaginé au XVIIIe siècle par Jeremy Bentham et critiqué au XXe siècle par Michel Foucault. Eco voit le panopticon comme « l’idéal de l’absence totale de responsabilité de la part du surveillant » et propose l’anopticon comme son inverse surréaliste : « une prison construite de telle sorte que le surveillant est le seul à pouvoir être vu et n’a aucun moyen de voir la surveillance ».
2019 : Parution de ANOPTIKON. Les perspectives anoptiques sont des perspectives invisibles propres aux réseaux. L’anoptikon prend le sens d’un cosmos invisible habité par un être en réseau. Ma réflexion repose sur une expérience de pensée (réalisée à l’état de maquette fonctionnelle) proche du dispositif de l’abbé Nicéron : le générateur poïétique. De la même manière qu’à la Renaissance, on a théorisé la construction légitime de la perspective optique sur des bases géométriques (Filippo Brunelleschi, Leon Battista Alberti, Piero della Francesca), je soutiens qu’il est possible de construire des perspectives anoptiques légitimes sur des bases cognitives. Il n’est plus question de faisceaux de lumières, de réflexion et de réfraction, mais de phénomènes émergents décrits en termes de neurosciences, de théorie algorithmique de l’information et de cognition quantique.