Placebo, un art politique

Olivier Auber
21 min readOct 13, 2021

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Article paru dans l’ouvrage collectif « Dialectique et création, l’art comme fait politique », éditions L’Harmattan, juin 2024, sous la direction de Xavier Lambert, Professeur émérite, Université de Toulouse Jean Jaurès. Une version sourcée de cet article est publiée sur academia.

Le placebo politique comme art de la (dé)mesure du pouvoir ?

Le 21 avril 2020, j’ai publié spontanément et presque sans réflexion préalable sur la plateforme MyOwnDocumenta un appel en vue de créer un nouveau parti politique appelé “le parti Placebo”. Le parti Placebo se présentant comme celui de la “démocratie scientifique”, a ensuite publié ses premières propositions politiques sur les médias sociaux avec le hashtag #Placebo2022(**) en référence à la prochaine élection présidentielle française.

APPEL du 21 AVRIL 2020

Le parti Placebo est à la fois un nouveau parti politique et une initiative d’art et de science participatives nés dans le contexte du Covid-19. Notre projet est qu’à l’avenir, toutes les mesures politiques et économiques ainsi que les personnages publics qui les proposent soient évalués (quand c’est possible, de manière randomisée et en double aveugle) contre notre groupe témoin proposant des traitements et des représentants placebos.

« Votez pour nous. Nous ne proposons que des placebos »

Bien entendu, ce n’est pas parce que les militants et les élus de notre parti ne proposent rien d’autre que des placebos qu’ils n’auront pas d’effets, notamment parce que ces placebos pourraient permettre de mesurer les bienfaits éventuels des politiques prétendument actives (cela peut arriver), ou bien leur toxicité (comme c’est malheureusement très souvent le cas).

Il va de soi que le parti Placebo est tout sauf celui de la résignation, de l’immobilisme et du fatalisme. En effet, en matière médicale que ferait-on sans placebos ? C’est ce qui guérit effectivement le plus de maladies ! Qui sait, en matière politique aussi ?

Les placebos politiques proposés par notre parti font appel à toutes les ressources du corps social pour se guérir lui-même. Tout le monde est impliqué et indispensable. Personne n’est laissé pour compte. Voilà qui est déjà le début d’une guérison !

Cet appel qui s’est vu largement relayé sur les médias sociaux, a attiré l’attention d’une grande variété de personnes, notamment des artistes, des scientifiques et des activistes qui se sont joints à l’initiative et dont certains ont contribué à cet article(*). Au-delà de la première formulation de ce projet de parti politique qui peut ressembler à de l’art DataDada, chacun a compris que le parti Placebo soulève des questions cruciales. Il s’agit en somme que toutes les mesures politiques dans tous les domaines de la vie publique bénéficient du même niveau de preuves que les traitements médicaux. Et bien plus encore.

(*) Corinne Dangas, Marc de Verneuil, Michel Filippi, Philippe de Tilbourg.

De manière informelle, des discussions se sont déroulées en vue d’explorer le contexte, les motivations et les paradoxes d’une telle proposition. Il s’agit de questionner ses caractères artistique, scientifique et politique, ainsi que son potentiel d’action dans ces trois domaines. Le présent article tente de résumer l’état de ces débats et ces recherches.

Médecine fondée sur les preuves

L’appel du parti Placebo est intervenu au début du premier confinement lié à la pandémie de Covid-19. Soudainement, dans les médias, il a été beaucoup question de l’effet placebo.

Un placebo (du latin placebo : « je plairai ») est un procédé thérapeutique n’ayant pas d’efficacité propre ou spécifique mais agissant sur le patient par des mécanismes psychologiques et physiologiques.

Il a été moins question de son revers : l’effet nocebo.

L’effet nocebo (du latin nocebo : « je nuirai ») est un terme introduit en 1961 par Walter Kennedy. L’effet psychologique ou physiologique lié à la prise d’une substance inerte n’est pas toujours bénéfique (effet placebo). Il peut aussi être dommageable pour l’individu. On parle alors d’effet nocebo.

Placebo et nocebo sont des concepts essentiels de la médecine fondée sur les preuves(*). Une partie des scientifiques, souvent présentée comme majoritaire, considère la méthode scientifique prônée par ce type de médecine comme la seule capable d’évaluer les thérapeutiques. Selon eux, tout nouveau traitement doit prouver son efficacité lors d’un essai clinique randomisé (ECR) en double-aveugle contre placebo, lors duquel par définition ni les médecins ni les patients ne doivent savoir si la substance absorbée contient un principe actif ou non. D’autres scientifiques, présentés comme minoritaires, ont jugé cette méthode non éthique dans le cadre de l’épidémie de Covid-19. Selon ces derniers, il n’est pas acceptable de ne pas traiter les personnes faisant partie du groupe contrôle (qui ne bénéficient donc que d’un placebo). C’est une position défendue notamment en Chine.

(*)Le terme Evidence Based Medicine (EBM) a été introduit dans la littérature médicale dans un article publié par le journal de l’association américaine de médecine (le jama) en 1992 intitulé : Evidence-Based Medicine. A new approach to teaching the practice of medicine.

Le dilemme peut être résumé ainsi : selon la médecine fondée sur les preuves, il ne faut prescrire que des thérapeutiques dont l’efficacité est prouvée par un ECR, ou même plusieurs passés ensuite au crible d’études rétrospectives afin d’obtenir un niveau de preuve aussi élevé que possible. Sans doute à raison, cette méthode est considérée comme le seul rempart solide contre les faux traitements et le charlatanisme. Cependant, en cas d’urgence face à une maladie pour laquelle il n’existe pas de traitement prouvé, cela peut conduire à ne pas traiter, et donc à se priver de l’effet placebo éventuellement puissant d’un traitement hypothétique. En revanche, selon la médecine soignante, le but est de soulager du mieux possible, ce qui peut conduire dans ces mêmes conditions d’urgence à optimiser l’effet placebo de traitements qui, à défaut d’avoir prouvé une quelconque efficacité, sont réputées d’une totale innocuité dans la mesure où ils sont administrés avec précaution.

De fait, chacun a pu constater que le dilemme en question s’est transformé en une véritable guerre de l’information entre les tenants de l’une et l’autre approches. L’hypothétique traitement, puisqu’il faut bien le nommer, c’était l’hydroxychloroquine. Notons que les tenants de la médecine fondée sur les preuves pas plus que ceux de la médecine soignante n’ont fait valoir publiquement que cette substance pouvait avoir les vertus d’un placebo. Ils se sont contentés de soutenir becs et ongles qu’elle était inefficace voire dangereuse pour les premiers, ou efficace et d’une parfaite innocuité pour les seconds.

Le parti Placebo, encore naissant, a pris garde de ne se rallier à aucun clan. Nous avons seulement tenté de faire remarquer qu’il serait peut-être judicieux de tester l’hydroxychloroquine supposée active, contre de l’hydroxychloroquine supposée inactive, c’est-à-dire dûment identifiée par les patients comme par les médecins, en tant que placebo. Ainsi, toutes les personnes enrôlées dans l’étude recevaient le même traitement, ce qui en théorie pourrait réduire les réticences éthiques des tenants de la médecine soignante, et pourrait être vu par les tenants de la médecine fondée sur les preuves comme des conditions proches des essais cliniques qu’ils appellent de leurs vœux. Aucun des deux clans n’a tenu compte de notre proposition.

L’hydroxychloroquine placebo (HCQP) est de l’hydroxychloroquine normale (HCQ)
portant simplement la mention “placebo”. Placebo politique, Placebo2022.

La guerre des traitements n’est rien comparée à celle qu’a suscité, et suscite encore, les interventions non pharmaceutiques (INP), à savoir les mesures politiques prises par les gouvernements en vue d’enrayer l’épidémie. Faute de pouvoir réaliser des ECR pour ce type d’interventions, la médecine fondée sur les preuves en est encore à chercher des repères. Ici règnent pour le moment les modélisations épidémiologiques prédictives dont personne ne peut assurer la pertinence et dont beaucoup se sont révélées très éloignées de la réalité. Les gouvernements en sont réduits à croire telle ou telle chapelle et à se conformer à ses prédictions. Leurs multiples changements de pieds qu’il est inutile de rappeler, montrent combien les positions institutionnelles se sont montrées fragiles et combien elles ont contribué à décrédibiliser toute forme d’action politique, et pas seulement en temps de crise.

Parlons seulement des mesures de confinement. Suivant les chapelles scientifiques qu’ils ont écoutées, les gouvernements ont appliqué ces mesures de manières extrêmement variables, de la plus autoritaire à la plus laxiste, voire en n’appliquant pratiquement pas de confinement comme cela a été le cas en Suède. A posteriori, des études statistiques menées par des scientifiques renommés ont établi des corrélations, à défaut de relation de cause à effets, entre les mesures de confinement et la limitation de l’épidémie, tandis que d’autres, tout aussi prestigieux, ont établi qu’il n’y en avait pas, voire que les confinements pouvaient dans certains cas être contre-productifs. Finalement, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies reconnaît à demi mot que “les preuves disponibles ne montrent pas que les mesures de maintien à domicile soient plus efficaces que d’autres mesures”. Et pour ce qui est des autres mesures, il ne fournit pas de preuves non plus.

En revanche, tout le monde s’est accordé à anticiper et à constater les effets secondaires délétères sur l’économie, la santé mentale et la paix sociale des interventions non pharmaceutiques en général, et en particulier des confinements et autres couvre-feux. L’anticipation de l’impact économique des confinements a notamment justifié l’injection dans le marché de milliers de milliards par les banques centrales des pays développés afin d’enrayer un possible effondrement.

Couvre-feu universel (CFU). Placebo politique, Placebo2022.

A propos du dernier point, la paix sociale : en octobre 2020, alors que les mesures de couvre-feu imposées en France et en Europe avaient déclenché une vagues d’émeutes et d’incendies volontaires, le parti Placebo encore dans l’enfance de l’art, a proposé le concept de couvre-feu universel (CFU) en tant que placebo du couvre-feu classique (CFC). Il s’agit simplement de former un groupe témoin en recrutant des personnes acceptant un traitement placebo, à savoir de porter sur eux une couverture résistant aux hautes températures de façon à ce qu’ils puissent le cas échéant s’en servir pour éteindre un départ de feu.

Evidemment, le placebo CFU n’est d’aucune utilité pour lutter contre l’épidémie. On peut présumer cependant qu’il ne présente aucune toxicité sociale. Il pourrait même permettre de combattre effectivement les feux allumés en réaction au CFC. En somme le CFU éteint les incendies tandis que le CFC, bien que cela ne soit pas son objectif, les allume de toute pièce. Rétrospectivement, si l’on prolonge à peine le constat du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies cité ci-dessus, on peut admettre que CFU et CFC sont l’un et l’autre parfaitement inefficaces contre l’épidémie mais que le premier est dénué d’effet secondaires indésirables contrairement au second. Il semble donc que dans ce cas particulier, le placebo soit supérieur au supposé traitement. Ce qui n’a pas manqué d’encourager le parti Placebo à poursuivre sa démarche.

Politique fondée sur les preuves

Les membres du parti Placebo ne sont pas les seuls à constater que contrairement aux thérapeutiques médicales pour lesquelles un haut niveau de preuve est requis quant à leur efficacité et à leur non-toxicité, l’exigence de preuves similaires en matière d’interventions non pharmaceutiques est très limitée. Ce constat ne se réduit pas aux interventions politiques en temps de pandémie, comme par exemple la politique monétaire des banques centrales fondée sur aucune preuve mais sur des croyances économiques. Il concerne tous les aspects des politiques menées en temps “normal”, qui devraient avoir comme objectif, non pas de “plaire” (placebo), mais de traiter effectivement les problèmes qu’elles sont supposées traiter, et surtout d’éviter de “nuire” (nocebo).

Exemple typique de confusion entre corrélation et cause exploité pour “plaire” (placebo).

Aux États-Unis, en 2016 sous la présidence Obama, a été institué une Commission sur l’élaboration de politiques fondées sur des preuves (*). Cette Commission encore active aujourd’hui, entend promouvoir l’accessibilité des données et permettre leur utilisation responsable, notamment en créant des responsables des données, des agents d’évaluation et des responsables des statistiques dans les agences du gouvernement fédéral. Dans un contexte où les politiques sont de plus en plus mises en œuvre par des algorithmes, la notion de données (data) s’est étendue aux programmes informatiques eux-mêmes. Ainsi dernièrement, un projet de loi inspiré par la même Commission américaine entend imposer aux administrations d’évaluer les algorithmes afin d’en supprimer les biais avant de pouvoir les utiliser. De même, la Commission européenne conçoit actuellement une loi sur l’intelligence artificielle qui va dans le même sens.

(*) Evidence-Based Policymaking Commission Act (PL 114–140).

Du point de vue du parti Placebo, ces tentatives institutionnelles pour fonder une politique fondée sur les preuves sont loin du compte.

La première objection relève du réalisme pratique. Constatons que la portée de ces tentatives institutionnelles est limitée aux sphères gouvernementales et ne touche pas ou peu la majeure partie des algorithmes qui sont développés et mis en œuvre par des acteurs privés, notamment par les géants du net qu’il est convenu d’appeler les GAFAM, mais aussi par toutes les industries productrices d’artéfacts impactant les humains. Remarquons par exemple, qu’une automobile autonome est une sorte d’algorithme qui conditionne largement les comportements. Seule la Chine qui a récemment repris en main ses géants du net, les BATX, et beaucoup d’autres industries, notamment financières, les incluant toutes dans sa politique de Crédit Social, échappe jusqu’à un certain point à notre première objection, mais pas à la seconde.

La seconde objection relève de points théoriques rarement considérés.

Toutes les tentatives de “gouvernementalité algorithmique” se heurtent à ce qui s’appelle le “paradoxe de la mesure”. On sait depuis la fin du XIXe siècle que le résultat d’une mesure, ne serait-ce que dans le domaine géométrique, et a fortiori dans le domaine psychologique, sociologique et politique, est très sensible à la méthode de mesure, si bien que dans de nombreux cas on ne mesure que les biais de nos méthodes et instruments de mesure. C’est ce qu’on appelle “l’effet observateur“ (*).

(*) Massimiliano Sassoli de Bianchi (2018). Observer Effect. In: The SAGE encyclopedia of educational research, measurement, and evaluation. Edited by: Bruce B. Frey, pp. 1172–1174, SAGE Publications.

Le paradoxe de Bertrand met en évidence l’influence de la méthode de sélection au hasard d’une corde d’un cercle. On ne voit pas la même figure suivant le procédé géométrique choisi pour l’explorer. Cf. Le paradoxe de Bertrand, in Joseph Bertrand (1889). Calcul des probabilités, Gauthier-Villars, p. 5–6. (Image : Wikimedia)

Le paradoxe de la mesure et l’effet observateur posent un véritable défi dès lors qu’il s’agit de mesurer un phénomène humain. La médecine fondée sur les preuves tente de relever ce défi au prix d’un luxe de précaution sans toujours y parvenir. C’est encore très loin d’être le cas de la politique fondée sur les preuves. En effet, le défi n’est pas technique ou financier, mais conceptuel. On peut même redouter que la masse de données (big data) et les moyens informatiques mobilisés par la politique par les preuves pour mesurer et prévoir l’humain, quelle que soit leur importance, ne parviennent pas à surmonter cette barrière conceptuelle, voire qu’ils tendent à l’augmenter.

Preuve ou légitimité ?

Lorsqu’un organe politique tente de mesurer ou de contrôler la cité réelle, il agit sur ses “couplages structurels”(*). En d’autres termes, il crée ou modifie certains “organes artificiels” par l’intermédiaire desquels les individus sont couplés les uns aux autres et à leur environnement (en augmentant le prix de l’essence, en limitant la vitesse, en imposant le port d’un masque, un jour peut-être en bannissant la conduite humaine au profit de la voiture autonome, en décrétant une taxe ou un crédit CO2, ou encore en imposant une nouvelle monnaie cryptographique, etc.). Les organes artificiels en question sont des artéfacts ; plus généralement des réseaux, le plus souvent asymétriques. Ces organes sélectionnent des comportements humains et ils sont eux-mêmes entraînés dans une boucle cybernétique où ils sont soumis à des mécanismes complexes de sélection et d’évolution.

(*)Il existe trois types de couplages structurels : 1) entre l’individu et son environnement ; 2) entre l’individu et lui-même par l’intermédiaire de ses représentations mentales : 3) entre les individus à l’intérieur de la société.
Cf. Francisco Varela, Humberto Maturana (1987). Tree of knowledge. Shambhala, Boston & London. P.180–193.

Cette conception de l’action politique comme altération des couplages structurels pose la question du régime de preuve qui lui est applicable. Les réponses les plus communes sont l’absence de biais a priori, ou l’efficacité supposée et constatée a posteriori. Souvent la non toxicité et les effets secondaires sont passés sous silence. Pour notre part, nous proposons que la preuve d’une action politique doive porter sur sa “légitimité”, non pas la légitimité que l’institution donne a priori aux acteurs politiques et à leurs décisions, mais sur une forme de légitimité émergeant des réseaux appelée “légitimité anoptique” (*).

“La légitimité anoptique atteste de l’absence de noloops(**), c’est-à-dire l’absence de parasitage de toutes les formes de couplage structurel. Elle sert à s’assurer de la mutabilité du réseau dont nous faisons partie, en d’autres termes de sa capacité d’adaptation à son environnement.[ANOPTIKON]

(*) Le terme “anoptique” (non-optique) désigne un type de perspectives propres aux réseaux et à leurs artéfacts, analogue à la perspective spatiale (optique) inventée à la Renaissance. Tout comme on a théorisé la construction légitime de la perspective optique (sur une base géométrique), on peut imaginer une construction légitime de la perspective anoptique (sur une base cognitive).
(**) Terme inventé par Florence Meichel (2016). Noloops et 7e sens.
Réseaux apprenants.

Ainsi, selon nous, la légitimité de l’action politique agissant sur les couplages structurels se manifestant sur divers réseaux peut être testée selon trois critères de légitimité (A, AB, ABC). Ces critères cognitifs sont formulés comme des questions auxquelles il revient à chacun de répondre :

A : Tout agent A a-t-il le droit réel d’accéder au réseau s’il en fait la demande? A peut-il quitter le réseau librement ?
AB : Tout agent B (présent ou futur, y compris les agents qui conçoivent, gèrent et développent le réseau) est-il traité comme A ?
ABC : Si trois agents A, B et C (trois étant le début d’une multitude) appartiennent à un réseau qui répond aux deux premiers critères, participent-ils du même “être en réseau” ? Autrement dit, constituent ils des pairs ? Sont-ils en mesure de se reconnaître, de se faire confiance, de se respecter, de construire du sens communs ?

Stratégie artistique et politique

En somme, le parti Placebo pose ici les bases théoriques d’une action politique consistant à sélectionner les réseaux et les artéfacts à travers lesquels se manifeste la politique, plutôt qu’à se laisser sélectionner par eux. Il s’agit de créer les conditions pour que chacun soit en position de favoriser les “perspectives légitimes” et de rejeter les autres. Cette action s’oppose à l’idée couramment véhiculée dans les milieux politiques selon laquelle “il n’y a pas d’alternative”. Elle s’oppose aussi à la rationalité instrumentale(*) qui veut que les marteaux tapent sur tout ce qui ressemble à un clou jusqu’à épuisement général.

(*) “Je l’appelle la loi de l’instrument, et elle peut être formulée comme suit : Donnez un marteau à un petit garçon, et il jugera qu’il faut taper sur tout ce qu’il rencontre.” Abraham Kaplan (1964). The Conduct of Inquiry: Methodology for Behavioral Science. San Francisco: Chandler Publishing Co. p. 28.

La stratégie que nous proposons est une sorte de hack (ou de détournement critique) de la boucle cybernétique sociale. Elle consiste d’abord à mettre à l’épreuve les actions des gouvernements et des industries sur les couplages structurels entre les individus, la société et l’environnement. Nous proposons de comparer ces actions à des placebos politiques sans principes actifs sur les problèmes supposément visés par lesdites actions.

L’action politique du parti Placebo comme hack de la cybernétique sociale.

Ces placebos politiques montrent d’abord qu’il existe la possibilité de ne pas agir, ce qui peut éventuellement se révéler plus bénéfique et moins toxique qu’une politique prétendument active.

Les placebos politiques interrogent ensuite les individus sur la nature des couplages qu’ils entretiennent, entre eux, avec la société et avec l’environnement. En quoi ces couplages sont déficients et nécessiteraient une action politique pour les modifier ? Pourquoi désire-t-on, ou non, ces actions, indépendamment d’une preuve quelconque de leur efficacité et de leur non-toxicité ?

Enfin, les placebos politiques sont susceptibles de permettre aux individus d’évaluer les couplages structurels entre gouvernements et industries qui sont souvent opaques, voire obscurs. C’est le cas notamment en matière de politique fiscale, domaine où les Etats sont en compétition les uns avec les autres pour offrir les conditions les plus clémentes aux multinationales, ce qui les conduit à tolérer, voire à entretenir des paradis fiscaux et à protéger les personnes qui en bénéficient. C’est surtout le cas en matière de création monétaire dont le couple Etats-Industries, incluant les banques privées, s’est accaparé le monopôle.

De manière générale, les couplages entre gouvernements et industries se déploient selon des réseaux qui n’ont souvent rien de légitime au sens anoptique. En particulier dans ces réseaux, le critère AB n’est pas respecté (A n’est pas traité comme B). C’est ce que le parti Placebo entend contribuer à mettre en lumière, et peut-être à transformer.

En pratique, quand un projet d’action politique se manifeste publiquement, ou bien se poursuit ou se met en place furtivement, le parti Placebo entend proposer un placebo politique adapté capable de l’évaluer.

L’évaluation est d’autant facile et rapide que les mesures politiques à tester s’avèrent être elles-mêmes des “faux” placebos politiques, c’est-à-dire de pures mesures de communication politique destinées à “plaire” (placebo) à tel ou tel électorat ou groupe de pression, et ne comportant aucun principe actif contre le problème supposé, bien que prétendant l’inverse. Très souvent, ces “faux” placebos politiques ne sont pas exempts de toxicité, ne serait-ce que parce qu’étant calibrés pour plaire à certains (ceux demandant des mesures autoritaires), ils déplait à d’autres, ce qui a comme effet (nocebo) de liguer une frange de la population contre une autre.

Les placebos politiques proposés par notre parti sont au contraire de “vrais” placebos, au sens où il apparaît clairement qu’ils ne comportent aucun principe actif. C’est un point qui les distingue des placebos médicaux qui voient leur utilité réduite à néant (ou presque) dès lors qu’ils sont présentés comme tels aux patients. Paradoxalement, les placebos politiques pourraient montrer une certaine efficacité quand ils sont vus comme tels par les citoyens.

Placebos politiques

Nous proposons ci-dessous quelques exemples extraits de la vaste panoplie de placebos politiques publiés entre avril 2020 et septembre 2021. Tous n’ont pas été inventés par des membres du parti. Selon les cas, leurs auteurs peuvent être des artistes reconnus dans le système de l’art contemporain, des activistes, des syndicalistes, de simples citoyens, ou des auteurs anonymes ayant publié sur internet, dont le parti Placebo a repris les idées et/ou les images.

Etant donnée la courte histoire du parti Placebo, il semble trop tôt pour proposer une typologie des placebos politiques. Disons que nous les considérons comme faisant partie du domaine de l’art au sens large, mais remarquons qu’ils bousculent d’emblées les frontières entre art majeur (celui qui se collectionne et s’expose dans les musées et les galeries) et arts mineurs (l’art que chacun est susceptible de produire et qui est en général méprisé).

“NUDGE”, Placebo politique destiné à tester de manière randomisée en double aveugle l’efficacité comparée d’un hamster et d’une mouche. Librement inspiré du readymade “Fountain” (Marcel Duchamp, 1917).

Les placebos politiques sont des “artéfacts”, des “organes artificiels”, dérivant souvent d’artéfacts et d’organes existants par changement de fonctions à la manière des readymades HCQP, CFU et NUDGE évoqués plus haut. Mais ce seul changement de fonctions n’est pas suffisant pour les caractériser. Il y a aussi une dimension intentionnelle dans l’art des placebos politiques.

En effet, le changement de fonctions non intentionnel d’un organe est un phénomène courant appelé “exaptation”(*). Par exemple, lors de l’hiver 2018, l’organe artificiel “gilet jaune” a soudainement changé de fonction. Il est passé du statut de “instrument de sécurité” à celui de “signe de révolte”. L’imaginaire s’est radicalement transformé, si bien que jamais plus les gilets jaunes ne seront vus comme avant. Cet épisode marque très certainement une étape du temps intersubjectif, mais cette exaptation n’était sans doute pas le fruit d’une intention et d’une décision. Elle était spontanée. De même, pendant l’été 2020, lorsque de nombreuses personnes se sont mises, sans intention préalable, à porter leur masque, non pas sur le visage, mais sur le cou, le masque a trouvé comme nouvelle fonction de lutter contre une maladie imaginaire que l’on pourrait appeler le “couvide”.

(*) Le concept d’exaptation a été développé au départ par les paléontologues Stephen Jay Gould et Elisabeth Vrba en 1982. “Dans la théorie de l’évolution, l’exaptation est une adaptation sélective opportuniste, privilégiant des caractères qui sont utiles à une nouvelle fonction, pour laquelle ils n’avaient pas été initialement sélectionnés. Par exemple, les plumes des théropodes, initialement sélectionnées parce qu’elles assuraient leur thermorégulation, ont permis l’adaptation au vol. La bipédie ou la parole seraient également des exaptations.” (Wikipedia). Le concept relève donc initialement de la biologie et de l’évolution mais il est aussi employé par plusieurs auteurs pour caractériser des phénomènes relevant de la culture et de la technologie.

Quoique les exaptations non-intentionnelles aient souvent une forte dimension politique, nous ne les considérons pas comme des placebos politiques. En effet, les exaptations spontanées telles les gilets jaunes peuvent défier le pouvoir politique mais elles ne le mesure pas de manière quasi scientifique comme c’est l’intention des placebos politiques.

Le placebo politique comme art de la (dé)mesure du pouvoir ?

On peut faire une distinction similaire à propos de l’art contemporain. En effet, quoique celui-ci produise parfois des exaptations intentionnelles (telles les œuvres de Christo et Jeanne-Claude) qui donnent la mesure du pouvoir politique, celles-ci le défient rarement sur son propre terrain en montrant ses alternatives comme c’est le cas des placebos politiques.

Ainsi, avant de survoler quelques exemples, on pourrait conclure cette première tentative de théorisation des placebos politiques en disant qu’ils proposent un art de la (dé)mesure du pouvoir, à la fois de l’art et de la politique.

Eventails pour le climat (mai 2020)

Le parti Placebo, constatant l’agitation croissante relative au changement climatique et l’incapacité de la classe politique à proposer des traitements pertinents de ces questions, a décidé de promouvoir la fabrication d’éventails pour le climat que les enfants des écoles sont invités à fabriquer et à décorer selon leurs goûts.

Éventails pour le climat. Placebo politique, Placebo2022

Ces éventails sont évidemment des placebos politiques qui ne règlent directement aucun aspect du changement climatique. Cependant, les éventails pour le climat pourraient avoir une action indirecte en tant que placebos permettant à chacun de mesurer l’efficacité ou la toxicité éventuelles de toutes les autres mesures politiques. De plus, ces éventails, dont la confection et l’utilisation sont le résultat de gestes individuels simples, économes et délicats, placent symboliquement la question du changement climatique entre toutes les mains. Ainsi, ils pourraient inspirer de multiples transformations culturelles et de pratiques dont chacun peut être à la fois la source et l’acteur, et qui toutes ensemble, pourraient se révéler pertinentes en regard du changement climatique.

Récépissé de non-contrôle d’identité (mars 2021)

Récépissé de non-contrôle d’identité, placebo politique inventé par le syndicat de police FSMI FO.

Le parti Placebo n’a pas inventé le récépissé de non-contrôle d’identité mais l’intègre volontiers dans sa panoplie de placebos. Nos data scientists mettent leurs compétences au service de la police afin de mener une étude solide sur l’efficacité comparée des récépissés de non-contrôle et des récépissés de contrôle selon des critères d’ordre public, de cohésion sociale et de bonne humeur.

Puzzle nucléaire (décembre 2020)

Puzzle nucléaire (existe aussi le modèle sous marin). Placebo politique, Placebo2002.

Le parti Placebo s’intéresse aussi à la politique de défense. Notre équipe de stratèges propose d’évaluer le traitement « porte-avions nucléaire » contre un placebo de porte-avions nucléaire : un puzzle nucléaire constitués de pièces en aciers spéciaux assemblés au micron et soudés sous atmosphère contrôlée, le tout de la taille d’un porte-avions.

Les critères d’évaluation sont listés dans cet article de presse. En première approximation, le placebo égale le traitement sur les points suivants :

Le placebo peut occuper agréablement les conseils de défense (les généraux peuvent s’exercer à monter le puzzle en modèle réduit).
Le placebo peut donner du travail aux soudeurs spécialisés dont le savoir-faire est précieux.

En outre, le placebo apparaît comme supérieur au traitement sur les points suivants :

Le placebo est insensible aux missiles hypersoniques auxquels les porte-avions ne peuvent résister et qui les rendent obsolètes avant même d’être construits.
Il est garanti que le placebo ne fera jamais de pollution nucléaire en mer.

La placebose (avril 2021)

“Je viens d’adhérer, et d’un coup je me suis senti mieux.”
(Un nouveau membre du parti Placebo)

Après de longues recherches, le parti Placebo lance ce qui restera peut-être comme son placebo ultime, une nouvelle maladie : la Placebose. On ne peut guérir de la Placebose qu’à l’aide des placebos du parti (efficaces à 100% selon nos premiers tests sur des lapins).

Comment savoir si vous avez la placebose ?
Si vous ne portez pas une banane sur la tête, c’est que vous êtes atteint de placebose.

La placebose est-elle une maladie grave ?
Oui, être atteint de placebose montre que vous ne respectez pas l’autorité du parti vous demandant de porter une banane sur votre tête et que vous incitez d’autres à le refuser de même. C’est extrêmement grave.

Le seul traitement prouvé contre la placebose testé sur un lapin. Placebo politique, Placebo 2022. Source : Stuff on my rabbit (DR).

Comment guérir de la placebose ?
Le seul véritable traitement consiste à porter une banane sur la tête. A défaut, nos équipes de recherche étudient l’efficacité d’autres placebos, plus sophistiqués, mais aussi plus chers.

Que faire en cas d’épidémie de placebose ?
Le parti se réserve la possibilité de mobiliser les forces de police pour imposer à tous la seule mesure de protection prouvée, à savoir le port de la banane.

Il convient d’éviter un éventuel malentendu. La placebose n’a qu’un rapport éloigné avec la Covid-19. En effet, la placebose appartient à une branche de pathologies émergentes, dites «à artefacts», décrites en termes généraux comme provenant des effets mimétiques liés à l’irruption d’un artefact technique quelconque dans le champ politique et social.

Par exemple, on peut redouter que se développe à l’avenir une «implantose» causée par l’irruption des implants Neuralink actuellement testés sur des singes. Dans la catégorie de maladies «à artefacts», nos équipes de recherche scrutent avec attention la possible émergence de plusieurs formes d’«eneftoses» liées à l’irruption des NFT (Non Fungible Token) dans le champs de l’art et des crypto-monnaies, ou bien encore d’une variété de «crisprtoses», d’autant plus dangereuses que leur nom est imprononçable, entraînées par la technologie de forçage génétique CRISPR-Cas9.

Dans le cas du Covid-19, les artefacts (masques, gel, traçage, vaccins, etc.) ne précèdent pas la maladie comme c’est le cas dans des maladies « à artefacts ». Néanmoins, les effets mimétiques desdits artefacts sont similaires, si bien que le Covid-19 tend à se doubler d’une maladie sociale imaginaire que l’on pourrait appeler Covid-1984.

C’est au traitement de ce type de maladies que le parti Placebo entend contribuer à l’avenir.

Déclaration d’absence de conflits d’intérêts
Les auteurs de cet article déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt incompatible avec les objectifs du parti Placebo. Notamment nous n’avons aucun lien avec les partis politiques ou syndicats existants ni avec les producteurs des placebos politiques que nous préconisons, tels les importateurs de bananes, les fabricants de couvertures résistant au feu, les fabricants d’urinoirs, les soudeurs spécialisés dans le nucléaire ou les vendeurs de crayons de couleur, etc.

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Olivier Auber
Olivier Auber

Written by Olivier Auber

is a researcher in cognitive art and science, associated with CLEA, Leo Apostel Interdisciplinary Research Centre of the Free University of Brussels (VUB).

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